À Fleur de Plume : une écriture et un geste vers l’imaginaire

L’artiste plasticienne Florence Coenraets présente sa première exposition personnelle chez Spazio Nobile, une invitation à un voyage sensoriel au cœur de nouvelles créations réalisées pour la galerie. Ce corpus d’œuvres se compose de peintures de plumes et de compositions aériennes aux titres évocateurs : « Atmosphères », « Ciels », « Cosmos », « Haïkus » et « Immersions ».

La plume traverse l’histoire de l’art et de l’humanité. À la fois instrument de dessin et d’écriture, souvent en plume d’oie voire même de cygne, elle est utilisée pour tracer des lignes épurées et précises, détaillées et d’une grande finesse artistique. Des artistes de la Renaissance ont utilisé la plume dans leurs esquisses, études préparatoires ou gravures tels Michel-Ange, Léonard de Vinci et Albrecht Dürer. La plume a servi aussi de motif ornemental, rituel, symbolique dans les cultures d'Amérique, d'Océanie ou d'Afrique. Associée à des croyances, au pouvoir, et à la connexion avec la nature, elle a été universellement intégrée dans les arts décoratifs, à travers les masques, les costumes et d’autres objets culturels tels les parures et les bijoux. Dans l'art occidental, la plume évoque à elle seule la légèreté, la liberté, et un lien avec l’univers qu’il soit païen ou religieux.

La plume trouve un écho profond dans « L’Air et les Songes », où le philosophe français Gaston Bachelard explore l’élément aérien, la plume pouvant figurer parmi ces images de légèreté et d’élévation. Il associe souvent l’air à la liberté, au souffle créateur et à l'aspiration vers l’idéal, des caractéristiques que l’on retrouve dans la symbolique de la plume. Celle-ci devient ainsi une métaphore de l’inspiration poétique et de la capacité de l’esprit à s’élever au-delà du monde matériel, évoquant un mouvement vers l'invisible, l'immatériel, ou même le divin, similaire au vol de l'oiseau. Dans « La Poétique de la rêverie », Bachelard pousse plus loin ces images qui nous permettent de se détacher de notre quotidien. La plume, en tant qu’outil d’écriture, symbolise aussi l'acte créatif et la liberté de l'imagination. Elle est un médium de l’esprit, qui capture et transforme les rêveries en mots. En ce sens, la plume incarne une continuité entre la pensée, le rêve et l’acte créateur.

Florence Coenraets s’inscrit dans un mouvement artistique contemporain qui fait de la plume un moyen d’expression tant artistique qu’existentiel. Elle admire les artistes comme Rebecca Horn, Carole Solvay, Isa Barbier et Kate MccGwire qui explorent ce médium de manière subtile, forte et sculpturale. Par une approche tant phénoménologique de l’imaginaire et directe de son matériau de prédilection, Florence Coenraets nous invite à penser la plume en écho à un rêve éveillé, face à la richesse d’une palette de couleurs naturelles ou surnaturelles, tel un tableau « a fresco » de Fra Angelico, source de légèreté et de créativité. 

Cette évasion visuelle et tactile que lui offre la plume comme médium de création est une offrande du ciel, un passage d’une saison, une migration vers un ailleurs habité par l’espace et les empreintes qui parsèment son territoire. Au fil de ses études d’architecture, elle découvre le Land Art et l’Arte Povera et se plonge dans l’ouvrage « Être crâne » de Georges Didi-Huberman et s’y imprègne de sa pensée au travers de l’œuvre de Giuseppe Penone interrogeant le lien entre l’homme et la nature. Dans ce rapport à la nature qui est décrit en filigrane au fil des créations de Florence Coenraets, on s’interroge sur la manière dont elle façonne son regard d’artiste au-delà de l’appellation d’« artiste - plumassière » ? Elle l’explique très spontanément : « Le départ de ma pratique consiste à plonger mes mains dans la matière. La plume me met d’emblée en relation avec cette matière naturelle, issue du monde animal, des oiseaux. Elle me touche immédiatement. Les plumes me permettent de tisser un lien intime avec le monde vivant, où chaque détail — couleur, texture, légèreté — devient une source d’inspiration. Cette relation intuitive et physique avec la matière nourrit mon travail, tout en ravivant des souvenirs et des sensations vécues au cœur de la nature. Je me définis comme une artiste plasticienne travaillant avec la plume comme matériau de prédilection. Je suis attachée par ailleurs aux techniques traditionnelles et au savoir-faire de la plumasserie que j’enrichis par ma démarche artistique. »

En la questionnant sur l’empreinte laissée par les volatiles et à l’espace qu’ils habitent, et à ce qui l’en rapproche, Florence Coenraets fait référence aux questions posées par Vinciane Despret, ethnologue et philosophe : « Dans ma pratique artistique, j’entends interroger nos rapports au vivant par mon travail de la matière. Une matière est devenue centrale dans cette pratique : les plumes. Je ne sais pas ce qui me rapproche des oiseaux. Ce sont plutôt nos différences qui me rendent curieuse. J’aime être face à l’altérité. La plume est une trace de l’oiseau mais aussi celle d’une présence volatile. La plume reste mon médium face à ma relation au vivant. »

Florence Coenraets a séjourné pendant plusieurs mois dans la ville de Florence où elle a été imprégnée par l’art de la Renaissance. Cette peinture italienne impacte sur ses ‘peintures de plumes’ qu’elle nomme « Immersions ». « Être plongée dans l’art sacré de cette période de l’histoire a été une expérience émotionnelle forte. J’ai été particulièrement touchée par les fresques de la chapelle Brancacci de l'église Santa Maria del Carmine et par leur magnifique palette de couleurs, très présente et palpable. C’est sans doute lié à la technique « a fresco » où les peintures font littéralement partie des murs. C’est cette vivacité qui m’inspire pour mes « Immersions ».  Pénétrer dans les églises a aussi beaucoup imprégné mon imaginaire. J’y trouve des textures de lumière allant du sombre, de la pénombre à des reflets de vitraux sur la pierre. Elles sont aussi source d’inspiration pour mes mobiles « Atmosphères. »

Les « Immersions » lui évoquent cette imprégnation du corps par l’environnement. Comme elle le dit : « C’est un peu comme entrer dans une « Pénétrable », une sculpture immersive de l’artiste vénézuélien Jesús Rafael Soto, qui permet de « sentir » la présence de l’environnement sur notre peau. La plume me connecte puissamment à l’existence. Ma mémoire sensorielle, imbibée de vie, s’éveille : la fraîcheur délicate de la rosée, l’éblouissement d’un rayon de soleil, l’enveloppement apaisant de la forêt. Ces instants de pur émerveillement, d'exploration et de liberté vécus dans mon enfance ont gravé en moi une connexion profonde avec la nature, faisant d’elle une source d’inspiration inépuisable. C’est en faisant appel à ma mémoire sensorielle que j’ai abordé les « Immersions ». Mon premier grand format, « Immersion IV, Bruissement » évoquait un souvenir d’enfance vécu au cœur d’une forêt dense qui laissait filtrer quelques rayons de lumière comme les vitraux d’une église. « Immersion IX, Ravissement » traduit quant à lui une joie intense et les trois dernières « Immersions » créées pour mon exposition personnelle sont en lien avec l’eau. Le corps dans l’eau, immergé dans un lac, un océan, l’immensité est en syntonie avec les sensations et les mouvements aquatiques. »

S’intéressant à des femmes-artistes telles Louise Bourgeois, Sonia Delaunay, Anni Albers, Tapta, Ruth Asawa ou Olga de Amaral, elle est attirée par leur approche à la fois de la couleur et de la matière, ainsi que par la manière dont elles embrassent le monde de façon tridimensionnelle au travers de leurs tableaux, tapisseries et œuvres d’art textiles et multi-matières. La plume a aussi cette qualité de sculpter l’espace et de le sublimer. « La plume rend l’espace sensible, elle conjugue mat et brillance, puissance et légèreté, densité et transparence. Sa texture donne de la profondeur à l’espace et aux émotions. Les artistes qui travaillent avec un médium textile rassemblent la couleur et la texture en un seul geste. », poursuit-t-elle. « C’est ce même geste précis et immédiat que j’utilise dans les « Immersions ». Chaque plume est une touche de couleur. En superposition, les couleurs se mélangent, alors que dans les « Haïkus », chaque particularité de cette matière tels que la ligne, la forme, le reflet est utilisée de manière précise pour dépeindre un paysage. D’ailleurs, une grande partie de mon processus consiste à trier les plumes. Cette action minutieuse aiguise mon regard et me connecte puissamment à leur texture et leur potentiel de création. »

Pour décrire le lien qui la lie à son médium, Florence Coenraets se réfère à une longue citation de l’artiste Anni Albers dans son manifeste « On designing » : « Comment choisissons-nous notre matériau spécifique, nos moyens de communication ? Accidentellement. Quelque chose nous parle, un son, un toucher, la dureté ou la douceur. Il nous attrape et nous demande de nous former. Nous trouvons notre langage et, au fur et à mesure, nous apprenons à obéir à ses règles et à ses limites. Nous devons obéir et nous adapter à ces exigences. Les idées nous parviennent et, bien que nous ayons l'impression d'être le créateur, nous sommes impliqués dans un dialogue avec notre médium. Plus nous sommes subtilement à l'écoute de notre médium, plus nos actions deviennent inventives. Ne pas l'écouter conduit à l'échec... Ce que j'essaie de faire comprendre, c'est que le matériau est un moyen de communication. Que l'écouter, ne pas le dominer, nous rend vraiment actifs, c'est-à-dire : être actif, être passif. Plus on est à l'écoute, plus on se rapproche de l'Art . »

Se déployant librement dans l’espace, les mobiles « Atmosphères » de Florence Coenraets sont en connexion avec l’architecture, tandis que les « Immersions » entretiennent un lien avec la peinture dans leur rapport à la main, à l’outil et à la matière. Elle explique comment elle joue de la plume dans ses mobiles : « Les plumes sont disposées pour capter et moduler la lumière. En suspendant les plumes dans une composition sculpturale, elles s’envolent et deviennent des structures légères et aériennes. Ces mobiles amènent du mouvement, ils bougent au moindre courant d’air et filtrent la lumière pour créer un jeu subtil d’ombres projetées dans l’espace environnant. Dans les « Immersions », les plumes sont disposées en couches successives. Chaque plume équivaut à un coup de pinceau. J’augmente la palette de couleur naturelle en teignant à la main les plumes d’oie pour offrir une grande variété de tons semblables aux dégradés naturels. Les plumes translucides sont superposées pour créer de nouvelles nuances, ce qui donne de la profondeur et une qualité picturale à la composition. J'utilise également des plumes présentant de légères imperfections, cela ajoute de l'authenticité, honorant l'essence brute et naturelle du matériau. »

Sensible aux créations d’artistes tels El Anatsui, Edith Dekyndt, Barthélémy Togo, Peter Doig ou Roni Horn, elle apprécie tant leur qualité de coloriste et de magiciens de la matière que leurs compositions artistiques inattendues, étranges quoique très spontanées, et qui restent très sophistiquées. « Je les apprécie pour différentes raisons », souligne-t-elle. « El Anatsui est proche des artistes textiles évoqués plus tôt. Il crée un tissage scintillant à partir de matière recyclée. Dans le travail d’Edith Dekyndt, j’aime le lien qu’elle établit avec les matériaux. Pour elle chaque matière est « vivante » et c’est ce qu’elle établit dans son travail par une approche scientifique et contextuelle. C’est cette dimension « site specific » que je souhaite développer dans la série « Ciels » qui se compose d’œuvres réalisées à partir de plumes récoltées sur un territoire précis. J’aimerais travailler avec des ornithologues et relier chaque plume à un oiseau, à son histoire, à son habitat, … » 

Si la légèreté et une certaine évanescence qui caractérisent la plume l’amène à la faire exister de manière plus pérenne comme un instant donné, quasi photographique, un tableau animé de formes imaginaires comme saisies dans un rêve, Florence Coenraets estime que « symboliquement, les plumes tissent un lien entre la terre et le ciel, entre le visible et l’invisible. Cela me fait penser à la figure de l’oiseau-Bâ de l’Égypte ancienne rassemblant le corps d’un oiseau et la figure d’un défunt. Le « ba » est un principe spirituel qui prend son envol à la mort du défunt. » 

Ses « Haïkus » évoquent les poèmes de « saison » brefs et profonds japonais qui sont des expressions de l’éphémère, de l’impermanence. Elle en parle comme la saisie de souvenirs, de lieux, de ressentis reliant un espace, un paysage et des émotions réelles ou fictives. « Ce sont des paysages narratifs qui tentent de capturer l’essence d’un instant. Ils instaurent un rapport à la mémoire, au temps qui passe. Chaque « Haïku » est un paysage imaginaire qui rassemble des mémoires d’instants vécus, entendus, ressentis ou rêvés. »

L’âme voyageuse, Florence Coenraets a séjourné en Espagne, Inde, Cuba, Brésil, Égypte, Mexique, Syrie, Sénégal, États-Unis. Au fil de ses pérégrinations, elle a pu se rendre compte que la plume est l’emblème de peuples aux quatre coins de la planète. Qu’elle soit liée à des rituels païens ou religieux, elle représente une appartenance à un territoire et à une culture « L’utilisation de la plume renvoie à nos croyances, notre culture et aux liens que nous entretenons avec notre environnement. Chez les peuples indigènes, les plumes n’ont jamais un rôle fortuit ; elles font référence à leur cosmologie et apparaissent au commencement de nombreux récits. Les objets culturels ornés de plumes vivent au cœur de ces relations. Comme dans ma série « Ciels », les plumes sont liées à un territoire car elles proviennent d’oiseaux présents « in situ ».

Jouant sur la dichotomie entre le palpable et l’impalpable, la plume est autant synonyme d’écriture, de trace et d’indélébile que d’envol, de liberté, d’apparition et de disparition. Elle invoque les enjeux environnementaux actuels avec les changements climatiques et tout ce qui met notre survie en question. À ce propos, Florence Coenraets pense qu’il y aurait « quelque chose de nostalgique dans le fait d’utiliser cette matière issue du vivant, car sa présence convoque l’absence. Dans la série « Ciels », les plumes récoltées sont les traces d’espèces d’oiseaux qui nichent ou migrent d’un territoire à un autre. La présence ou l’absence de certains oiseaux sont les témoins des changements climatiques, les trajets migratoires étant fortement bouleversés par ces transformations. »

Par ailleurs, pour parler de provenance, Florence Coenraets souligne que : « La plupart des plumes que j'utilise proviennent d'oiseaux de basse-cour destinés à la consommation, tels que le coq, la poule, la pintade, le faisan, le canard et l'oie. Il s'agit d'une matière issue de l'industrie agroalimentaire que je revalorise dans ma pratique artistique. Je m'approvisionne auprès d'éleveurs et de vendeurs spécialisés qui respectent la Convention de Washington et la protection des oiseaux. De plus, je reçois également des plumes provenant de la chasse, principalement celles de canard et de faisan. »

Ce voyage dans l’univers poétique de la plume passe chez Florence Coenraets par les « Immersions », les « Haïkus », les « Atmosphères », les « Cosmos » et les « Ciels ». Il révèle que tout est interconnecté : la terre, le cosmos, le réel et l’imaginaire. La plume transcenderait-t-elle ce sentiment d’exister et cette « ivresse de la métamorphose » pour paraphraser Stefan Zweig ? La plume se transforme aussi et nous mène à la rencontre des éléments, de l’air, du vent, de l’eau et du feu. Florence Coenraets nous conte ce voyage en quelques lignes dans un nouveau monde mouvant, changeant et originel à la fois. Elle évoque par exemple le roman « Les vagues » de l’auteure britannique Virginia Wolf : « Je suis convaincue qu’on ne fait qu’un avec la nature, que nous habitons notre environnement autant qu’il nous habite. C’est cette interdépendance que je cherche à rendre visible et sensible. »

C’est une forme de communion qu’elle propose au visiteur en quête de l’intime, d’une grâce et d’une douceur palpable au sein d’un vaste monde qui deviendrait de plus en plus chaotique. En cela, Florence Coenraets évoque la philosophe Anne Dufourmentelle et son livre « La Puissance de la Douceur ». « C’est une invitation à ressentir la douceur car elle nous connecte à la vie. On parle peu de douceur, pourtant, c’est à travers son expérience qu’on ressent ce qui nous lie au monde et nous permet d’être de connivence avec lui. J’ai besoin de cette douceur pour pouvoir contrer mes angoisses. C’est une invitation à se placer du côté du vivant et avoir envie d’en prendre soin. J’ai choisi une mise en scène « expérientielle » chez Spazio Nobile pour cette première exposition personnelle. L’atmosphère que je souhaite y créer est de l’ordre du voyage : être transporté dans un autre lieu, se laisser imprégner par de nouvelles sensations à travers les « Immersions », observer des paysages avec les « Haïkus », être touché par l’ambiance qui se dégage des mouvements lents des mobiles « Atmosphères » et de leur jeu d’ombres et de lumières et emporter avec soi un morceau de cette expérience sensorielle.

Un geste-plume, une empreinte de soi.

Lise Coirier, historienne de l’art, novembre 2024.